vendredi 29 novembre 2013

Le manifeste des « 343 »

En 1971, le journal Le Nouvel observateur publie une pétition, intitulée « La liste des 343 françaises qui ont le courage de signer le manifeste Je me suis fait avorter ». Cette pétition avait pour but de faire éclater au grand jour la question de l'avortement et de la maternité choisie pour les femmes. Nous sommes en 1971. Les prémices des révoltes féministes aux États-Unis commencent à faire entendre leurs échos en France. Dans la société d'après mai 68, la sexualité tend à se libérer, mais, malgré la loi Neuwirth autorisant la prise de contraception, adoptée en 1967, les femmes seraient 6% à prendre la pilule. Elles sont, en revanche, des milliers à avorter clandestinement chaque année, au risque de leur santé et de leur vie. Les plus aisées pouvaient partir en Angleterre, où l'avortement était légal.

Dans la lutte pour la dépénalisation et la légalisation de l'avortement, le Mouvement de libération des femmes (MLF) naissant, s'organise dans la revendication pour l'autonomie reproductive des femmes et pour l'élimination des risques liés à la pratique de l'avortement clandestin.


Le slogan « Un enfant si je veux, quand je veux » en est l'illustration parfaite.



L'initiative

Nicole Muchnik et Jean Moreau, tous deux journalistes au Nouvel observateur, ont l'idée de faire témoigner, publiquement et en nombre des femmes connues qui auraient subi un avortement au cours de leur vie. Cette prise de parole collective de ces différentes personnalités publiques les mettraient à l'abri d'éventuelles poursuites.

L'idée est soumise au MLF, divisé quant à la suite à donner.
En effet, pour une grande partie de ses militantes, radicales, anticapitalistes et marxistes, il est hors de question de s'allier avec la « classe bourgeoise », si concernée soit-elle par le combat féministe. L'idée trouve tout de même un écho favorable auprès de certaines militantes, à l'instar d'Anne Zelensky, une des fondatrices du MLF. Avec l'aide de Simone de Beauvoir, elles écrivent le manifeste. Il s'agit de trouver les mots justes et les phrases qui accrochent. Se pose aussi la question de l'inclusion des hommes dans le débat et dans la rédaction du manifeste. Finalement, cette proposition sera écartée. Il s'agit là d'un combat de femmes pour les femmes.

Christine Delphy évoque très bien cette question de l'« intrusion » des hommes dans les débats et assemblées féministes, par la manière, d'une part, dont les militantes du MLF ont dû, lors de leurs premières réunions, écarter physiquement les hommes qui voulaient y assister, estimant que leur présence était indispensable, le combat devant être mixte. Elle explique d'autre part que les cortèges des manifestations pour l'avortement libre sont composés d'hommes devant et de femmes derrière.

Finalement, le titre du manifeste « Je me suis fait avorter » est adopté. Simone de Beauvoir en rédige la version finale et le texte commence ainsi :
« Un million de femmes se font avorter chaque année en France.
Elles le font dans des conditions dangereuses en raison de la clandestinité à laquelle elles sont condamnées, alors que cette opération, pratiquée sous contrôle médical, est des plus simples.
On fait le silence sur ces millions de femmes.
Je déclare que je suis l’une d’elles. Je déclare avoir avorté.
De même que nous réclamons le libre accès aux moyens anticonceptionnels, nous réclamons l’avortement libre. »
Parmi les principales signataires :
  • Simone de Beauvoir, écrivain,
  • Christiane Rochefort, écrivain,
  • Christiane Dancourt, écrivain,
  • Micheline Presle, actrice,
  • Marguerite Duras, écrivain,
  • Françoise Sagan, écrivain,
  • Bulle Ogier, actrice,
  • Gisèle Halimi, avocate,
  • Jeanne Moreau, actrice,
  • Agnès Varda, photographe, réalisatrice,
  • Yvette Roudy, femme politique,
  • Marina Vlady, actrice,
  • etc.
Ces signatures sont principalement celles de personnes issues de milieux aisés (écrivains, artistes, enseignantes, avocates, etc.). La plupart d'entre elles ont sans doute eu la possibilité d'avorter à l'étranger, dans des conditions plus acceptables. Une partie du MLF fustige ces bourgeoises, mais le Nouvel Obs, hebdomadaire généraliste de gauche, veut se mobiliser, à l'instar de Jean Moreau et de Jean Daniel (un des fondateurs du journal et alors directeur). Les signataires du manifeste hésitent à le faire publier dans le Nouvel Obs, et proposent le texte au Monde, à Politique Hebdo, ou encore France Soir. Tous ont refusé.

Après de houleuses négociations avec le MLF, qui ne veut pas se faire instrumentaliser, le 5 avril 1967, le Nouvel Obs publie la « liste des 343 françaises qui ont le courage de signer le manifeste Je me suis fait avorter ». Le MLF obtient une tribune d'une page intitulée « Notre ventre nous appartient ».

Le journal arrête la liste des signataires à 343. Après la publication, des centaines de témoignages, de demandes de signature, de lettres de soutien ont continué d'arriver à la rédaction du journal.

Réception du manifeste

Si les esprits chagrins de l'époque ne tardent pas à faire entendre leur hostilité (milieux catholiques, journaux de droite titrant Le manifeste des culs ensanglantés »), l'initiative est aussi saluée, relayée dans d'autres journaux (l'évocation la plus célèbre encore aujourd'hui est celle de Cabu dans Charlie Hebdo, titrant « Le manifeste des 343 salopes »), et reprise à l'étranger (Romy Schneider dans Stern).

Pour les féministes, le Manifeste des 343 constitue une grande avancée. La justice ne poursuivra personne. Des militantes du MLF fondent, avec Gisèle Halimi, l'association « Choisir ». Parallèlement, le Mouvement français pour le planning familial (MFPF), alors tout juste agréé mouvement d'éducation populaire, densifie son réseau de centres d'information sur la contraception. Le mouvement vit également une lutte interne entre les membres qui pensent que l'objectif de l'association a été atteint avec l'application de la loi Neuwirth et qu'il faut donc la dissoudre, et les autres qui veulent inscrire leur combat dans une lutte politique et sociale.
Après ce vacarme médiatique en est venu un autre : celui du procès de Bobigny.
Marie-Claire Chevalier, mineure, décide d'avorter illégalement à la suite d'un viol, avec l'aide de sa mère et de deux autres adultes. Son violeur la dénonce, elle est donc inculpée pour avortement illégal. Gisèle Halimi, jeune avocate au barreau de Paris, fait de cette affaire un véritable procès politique. La jeune fille sera relaxée, la mère, condamnée à 500 francs d'amende avec sursis, les deux complices de la mère, relaxées. Le procès, médiatisé, a déchaîné les passions.
Enfin, en février 1973, le Nouvel Obs publie un nouveau manifeste, le « Manifeste des 331 », signé par des médecins revendiquant avoir pratiqué des avortements clandestins. Parmi eux, on peut retenir le nom du professeur René Frydman (à l'origine du premier bébé éprouvette en 1982).

Le 17 janvier 1975, après des débats houleux, le Parlement adopte la Loi Veil, relative à la dépénalisation et à la légalisation de l'avortement sous certaines conditions (limite de dix semaines de grossesse, autorisation pour les mineures, etc.), complétant ainsi la Loi Neuwirth de 1967, légalisant la contraception.

"Manifeste des 343 salopes" versus "Manifeste des 343 salauds"

Pour conclure : l'expression de Cabu dans Charlie Hebdo (qui est en réalité « Qui a engrossé les 343 salopes du manifeste sur l'avortement ? ») est restée, et le manifeste continue d'être appelé « le manifeste des 343 salopes ».




Des années plus tard, des jeunes féministes ont lancé une pétition visant à enlever le mot « salope » du manifeste, ce qui a fait vivement réagir Jeanne Moreau, qui tient à le rester. De même, Nicole Muchnik, à l'origine du manifeste avec Jean Moreau, à la sortie de Charlie Hebdo, avait trouvé « cela amusant ».
Alors, salope ou salaud, quelle différence ? Quels enjeux derrière ces deux qualificatifs ?
Le dictionnaire de l'Académie française, dans sa 8e édition, définit ainsi le mot « SALOPE » : adj. féminin. Qui est sale, malpropre. Substantivement, au figuré et par injure, Une salope, Une femme de mauvaise vie. La définition du mot « SALAUD, AUDE » est la suivante : n. Celui, celle qui est sale. Il s'emploie surtout figurément. C'est un salaud, une salaude. On l'emploie aussi comme adjectif. Cet homme est bien salaud. Il est injurieux et grossier.
Ces deux acceptations sont donc surtout employées aujourd'hui dans une forme figurée, et si l'étymologie est sans doute la même (le mot « sale »), on constate que « salope » est employé avec une forte connotation sexuelle, « salaud », pas nécessairement. Le salaud est un connard, un individu grossier, malpoli, ordurier, etc.

Or, quand il est question des ces deux manifestes (les 343 et les 343 salauds), les deux qualificatifs semblent revendiqués. Mais qu'est-ce qui est revendiqué ? Pourquoi Jeanne Moreau tient à rester une salope et pourquoi Frédéric Beigbeder déclare-t-il être un salaud ?
En ce qui concerne les 343 « salopes », le mot « salope » était pertinent car il s'agissait pour les femmes concernées de montrer au grand jour une hypocrisie les concernant : la femme qui avorte est maintenue dans le silence car son acte est passible de poursuites ; elle est surtout vouée à la honte, celle d'avoir eu des rapports sexuels et de ne pas en assumer ensuite les conséquences. Mais quid des hommes qui ont eu des rapports sexuels avec ces femmes ? Pourquoi n'ont-ils pas honte ? Pourquoi ne sont-ils pas voués au silence ? Pourquoi ne sont-ils pas reconnus responsables ? C'est ce que pointe le titre de Charlie Hebdo.
Le mot salope est donc ici revendiqué car il est symbole d'une lutte et d'une dénonciation.
S’agissant de nos 343 salauds, nous savons parfaitement ce qui est revendiqué (liberté sexuelle, liberté d'aller voir les putes, liberté d'être un « hétéro-connard » assumé et décomplexé, etc.), et cela semble se passer de commentaires.



Amandine

Sources

- Wikipedia : Manifeste des 343
- Le Nouvel Observateur : Sophie des Deserts, « L'histoiresecrète du « Manifeste des 343 salopes » », Le Nouvel Observateur, n° 2160, 30 mars 2006
- Assemblée nationale : Loi n° 75-17 du 17 janvier1975 relative à l'interruption volontaire de la grossesse (publiée au Journal officiel du 18 janvier 1975)
- Christine Delphy, L'ennemi principal, T.1, Syllepses, 2013

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