samedi 26 avril 2014

La musique est-elle sexiste ?

Où sont les femmes cheffes(1) d’orchestre ?


« Où sont les femmes ? » Une étude de la SACD(2) (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques) publiée en juillet 2013 met en évidence le fait que dans le milieu culturel, supposé ouvert, avant-gardiste et moderne, la situation femmes-hommes est tout aussi inégalitaire, voire davantage que dans les autres aspects de notre société. 

On pense souvent que la danse est plutôt égalitaire, on connaît des chorégraphes femmes célèbres (Isadora Duncan, Pina Bausch…), mais les chiffres démentent cette impression :

  • 82% de filles dans les classes de danse 
  • 35% de chorégraphes femmes

Dans le domaine musical, l’écart est encore plus flagrant :

  • 55% de filles dans les conservatoires
  • 25% de filles dans les classes de direction d’orchestre
  • 3% de cheffes d’orchestre pour la saison 2013-14 en France

Où sont passées les jeunes filles qui réussissent si bien leur scolarité ? Pourquoi ne sont-elles pas aussi nombreuses que les garçons au poste de cheffe d’orchestre ?


Zahia Ziouani, cheffe d'orchestre de l'Orchestre Symphonique Divertimento

L’avis d’un homme


Dans une récente interview sur France Musique(3) qui a fait grand bruit, le compositeur Bruno Mantovani en évoque les raisons : le métier est « difficile », « compliqué », « fatigant », la femme est peu disponible à cause du « service après-vente de la maternité » (sic !) et peu motivée pour les postes de direction. Devant l’indignation que ces propos ont soulevé, M. Mantovani soutient qu’il ne fait que reprendre les arguments des femmes qu’il côtoie. Si c’est vraiment le cas, inquiétons-nous ! Les femmes auraient-elles une si piètre image d’elles-mêmes ? Manqueraient-elles à ce point de confiance en elles qu’elles se refusent à envisager la carrière de cheffe ? Le fait d’avoir des enfants est-il réellement incompatible avec ce métier ? Rappelons que la durée du congé maternité représente 1,5% de la carrière d’une femme ayant 2 enfants(4) et qu’un père a autant de devoir envers son enfant qu’une mère !


L’avis d’une femme


Quand on écoute les propos de femmes cheffes d’orchestre, le son de cloche est bien différent : s’il n’y a que 3% des concerts et spectacles dirigés par une femme, ce n’est pas par manque de compétences, c’est parce qu’il est très difficile pour une femme de se faire un nom dans ce métier exigeant, car l’image d’un chef est avant tout une image virile. Claire Gibault, la 1e cheffe d’orchestre professionnelle (elle a commencé en 1969) le décrit très bien(5) :

« Le chef d’orchestre est le père : il domine par sa position debout, sur l’estrade, au-dessus des musiciens assis; il décide du tempo et il est le seul à avoir la partition complète de l’œuvre. Sans oublier les symboles de virilité : la queue-de-pie et la baguette, objets éminemment phalliques. Une “jeune fille convenable” ne peut pas extérioriser cette sensualité et emmener l’orchestre dans cette vague de plaisir. Il faut “mouiller sa chemise”, avoir du souffle, du muscle, une résistance physique et nerveuse à toute épreuve : rien à voir avec ce que l’on attend d’une femme. Du moins, dans ce monde d’hommes qu’était la musique. » 


Claire Gibault, 1ère cheffe d'orchestre professionnelle

Et l’est encore, hélas. Laurence Equilbey ou Emmanuelle Haïm, cheffes de renommée internationale elles aussi, montent régulièrement au créneau pour défendre la place des femmes dans ce métier. A la question « Vous sentez-vous femme avant d’être artiste ou l’inverse ?(6) » Laurence Equilbey répond : « je me sens artiste tout d'abord bien sûr. On se sent femme très vite, car les difficultés pour être reconnue et prise au sérieux sont multiples lorsqu'on est une femme. » Mais aurait-on posé la même question à un homme ? On voit que même dans le choix des questions des journalistes, le rôle de femme est mis en concurrence avec celui d’artiste. Cette question ne devrait pas être posée…

Thème masculin vs thème féminin


La musique serait donc un monde d’hommes ? Est-elle par essence sexiste ou n’est-elle que le reflet d’une société ? Considérons les « thème masculin » et « thème féminin », cette notion d’analyse encore enseignée dans les conservatoires, notion héritée du 19e siècle, que l’on trouve surtout dans les œuvres de Beethoven. 

Vincent d’Indy publie en 1912 son Cours de composition, dans lequel on peut lire :

« Force et énergie, concision et netteté : tels sont à peu près invariablement les caractères d’essence masculine appartenant à la première idée : elle s’impose en rythmes vigoureux et brusques (…). La seconde idée au contraire, toute de douceur et de grâce mélodique, affecte presque toujours par sa prolixité et son indétermination modulante des allures éminemment féminines : souple et élégante (…). Telle paraît être du moins, dans les sonates comme dans la vie, la loi commune. »

L’homme serait donc par nature vigoureux et brusque et saurait s’imposer, quand la femme serait indéterminée, souple et élégante ? Quels clichés ! Comment peut-on au 21e siècle, après des décennies de « libéralisation de la femme », utiliser sans ciller ce vocabulaire caricatural dans les cours d’analyse musicale ?

Le choix d’un instrument de musique est-il sexué ?


Si certains aspects des œuvres musicales peuvent être perçus comme sexués, qu’en est-il des instruments choisis par les interprètes ? 

Prenons 100 élèves d’une section musicale spécialisée(7) et observons la répartition des instruments selon le sexe. Les garçons choisissent à 63% les instruments sonores (cor, trompette, trombone, tuba, percussion), alors que les filles ne sont que 8% dans ces classes. Elles optent à plus de 50% pour les cordes (violon, alto, violoncelle, harpe…). Y aurait-il des instruments plus masculins que d’autres ? Ou plus féminins ? Ce n’est pas une question de compétence ou d’aptitude physique, mais bien de culture, d’habitude fondée sur… rien de mesurable. 

Une étude(8) effectuée dans le cadre d’une thèse de doctorat en anthropologie corrobore cet état de fait : l’image d’un instrument est fortement genrée. La flûte et la harpe sont ainsi qualifiées de « jolies », « douces », « gracieuses » quand les percussions et les cuivres sont décrits comme nécessitant de « l’endurance » et constituant même une « agression sonore » ! 

Dans les orchestres symphoniques professionnels, jusque dans les années 1970, on ne trouve que des hommes, y compris aux pupitres de violon ou de flûte. De nos jours encore, même s’il y a une petite proportion de filles dans les classes de cuivre des conservatoires, il y en a très peu dans les orchestres professionnels (voire aucune : cf. orchestres de Lille, Lyon, Bordeaux, Pays de Loire…). Est-ce un hasard ?

Plus grave, on conseillerait même aux candidates qui se présentent dans les concours derrière un paravent (pour préserver l’anonymat) de se chausser de souliers lourds, sans talon, pour masculiniser leur démarche afin de ne pas donner d’a priori négatif au jury !

Et les compositrices ?


Comme les cheffes, elles sont extrêmement minoritaires (autour de 3%), et ont dû faire preuve de beaucoup de ténacité pour s’imposer dans le milieu. La compositrice finlandaise Kaija Saariaho, qui vit en France depuis de nombreuses années, témoigne : 

« J’ai dû subir de multiples vexations de la part de vieux messieurs, morts aujourd’hui. Ces gens ne voulaient pas me prendre pour élève, parce qu’ils étaient trop occupés et considéraient qu’une jolie fille devait se marier rapidement, faire des enfants, et donc n’avait pas besoin de leur enseignement. D’autres refusaient d’interpréter ma musique, et même riaient beaucoup à cette idée, ridicule pour eux. (…) Je me dois de rappeler le manque d’égalité et les attitudes absurdes qui existent encore aujourd’hui, en France plus que dans bien d’autres pays malheureusement. »


Kaija Saariaho, compositrice
© Priska Ketterer Luzern

Quels obstacles, quelles solutions ?


Il semble que le premier obstacle à l’accession des femmes aux postes de cheffe d’orchestre soit l’autocensure. Mais qui aurait envie spontanément d’affronter les situations humiliantes qu’ont connues certaines femmes pionnières ? 

L’orchestre de Vienne, certes particulièrement conservateur (et à l’époque, constitué exclusivement d’hommes), a catégoriquement refusé en 1989 d’être dirigé par une femme (Claire Gibault était alors l’assistante de Claudio Abbado). Plus près de nous, à Paris, en 2006, l’Orchestre de Radio France a également refusé d’être dirigé par Claire Gibault pour l’opéra Pelléas et Mélisande de Debussy, sous prétexte que cette œuvre est « trop importante pour être dirigée par une femme(9) » ! Marin Alsop, la cheffe américaine au prénom mixte, a entendu régulièrement des réflexions de surprise à son arrivée au pupitre (« mais, c’est une femme ! ») et l’annonce de sa direction du prestigieux concert de clôture des Proms à Londres en 2013(10) a suscité de nombreux articles, comme si c’était un événement incongru ! Il est vrai que c’est la 1e femme ayant dirigé ce concert depuis la création de ce célèbre festival, il y a… 118 ans. 

Le chef russe Vassily Petrenko a même récemment déclaré que « les musiciens réagissent mieux quand ils sont dirigés par un homme », parce qu’ « une jolie femme les distrait » !

Les femmes cheffes doivent en général créer leur propre orchestre pour pouvoir travailler. C’est le cas par exemple d’Emmanuelle Haïm avec le Concert d’Astrée (en résidence à l’opéra de Lille depuis 2004), de Laurence Equilbey avec Insula Orchestra, de Nathalie Stutzmann avec Orfeo 55. Elle doivent en outre se contenter de se faire un nom dans les créneaux qui sont moins prisés par les hommes : la musique baroque ou la musique contemporaine, comme Susanna Mälkki et l’Ensemble Intercontemporain. Diriger une symphonie de Mahler reste une affaire masculine… Peut-être pour rester dans la tonalité de ce compositeur qui déclarait à sa fiancée Alma Schindler, elle-même artiste, peu avant leur mariage : « Les rôles doivent être bien distribués : celui du compositeur, celui qui travaille m’incombe. (…) Tu dois soumettre ta vie future à mes besoins et ne rien désirer que mon amour !(11) »

Comment, dans ces conditions, les jeunes filles pourraient-elles être attirées par le métier particulièrement exposé de cheffe d’orchestre ? Le peu de modèles, comme dans d’autres secteurs (politique, économique), ne pousse pas les filles dans cette branche de la musique. En outre, c’est un métier qui exige une grande confiance en soi. Or dans l’éducation, qu’elle soit familiale ou scolaire, on n’encourage pas assez les filles à prendre leur place, ni dans l’espace, ni face à un groupe(12). Il est temps de dénoncer et de corriger ce déséquilibre infondé. L’actuelle opération ABCD de l’égalité initiée dans les écoles primaires devrait y aider. 

« Les stéréotypes sont aux fondements de la plupart des inégalités (…). Ils vont influer sur les choix de formation et auront un impact sur le parcours professionnel. C’est pourquoi ils doivent être déconstruits. » (13)

Mêmes si les lois sont là, les habitudes sont tenaces. Comme le disait Albert Einstein : « Il est plus difficile de désagréger un préjugé qu’un atome. » 

Difficile, certes, mais pas impossible, n’est-ce pas ?

Marie-Françoise, OLF59, Mars 2014



1 - Cette orthographe est courante depuis plusieurs années en Suisse et en Belgique et commence à faire (enfin !) son apparition en France.

2 - http://www.ousontlesfemmes.org/

3 - https://soundcloud.com/france-musique/bruno-mantovani-directeur-du Bruno Mantovani est par ailleurs directeur du plus prestigieux établissement d’enseignement de la musique de France, le Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris


4Brigitte Grésy Petit traité contre le sexisme ordinaire, éd. Albin Michel, p.135

5 - Interview dans le magazine Psychologies de novembre 2010

6 - http://toutelaculture.com interview de Laurence Equilbey

7 - Etude effectuée par l’auteure sur la section TMD de Lille. (TMD = technique de la musique et de la danse)

8 - De la harpe au trombone : Apprentissage instrumental et construction de genre de Catherine Monnot, Presses universitaires de Rennes, 2012

9 - Propos cités dans L’égalité professionnelle entre hommes et femmes : une gageure de Josette Coenen-Huther, éd. L’Harmattan, 2009, p.90.


11 - Cité par Agnès Boucher in Comment exister aux côtés d’un génie ?, éd. Harmattan

12 - Cf. la revue N’autre école n°36 « La pédagogie contre le sexisme »

13 - Barbara Pompili, Assemblée nationale, rapport de la commission des affaires culturelles et de l’éducation, 11 déc 2013.

1 commentaire:

  1. http://orchestresymphoniquefemmes.blogspot.fr/2015/03/femmes-et-orchestres-symphoniques.html

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